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Nikola est aux commandes. Chaque soir, il déambule dans cet espace exigu. Une bise, une accolade, une main délicatement glissée dans le dos… Ici, tout le monde se connaît. « J’aime travailler ici, c’est plus qu’un lieu de travail. C’est un endroit confortable où je peux être moi- même. À l’intérieur, je suis gay. À l’extérieur, hétéro. Comme la plupart de mes amis », confie le jeune homme qui souhaitait à l’origine garder l’anonymat. Par crainte de voir son homosexualité étalée sur la place publique. Conscient de l’ambiguïté provoquée par ses propos, il précise sa pensée : « J’ai su que j’étais gay à l’âge de 13 ans. J’ai ressenti à cette époque, et pour la première fois de ma vie, des sentiments amoureux envers un autre homme. Ça n’a jamais changé, je sais aujourd’hui me situer. » D’emblée, on décèle la peur du rejet.
« Les Serbes restent en majorité opposés à l’expression publique de toute homosexualité et la discrétion est obligatoire », prévient même le guide Petit futé à l’égard des touristes français. Un chiffre, publié par l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) en 2010, permet de prendre la mesure de la situation. Environ 67 % de la population serbe considère l’homosexualité comme une maladie. Dans ce contexte de tensions, les minorités s’effacent, revêtent leur masque.
« Je n’ai jamais dévoilé mon homosexualité à ma famille, confesse Nikola. Ils pensent que je suis hétéro. Je leur ai présenté ma meilleure amie comme étant ma petit copine. On s’embrasse devant eux pour rendre cette relation crédible à leurs yeux. » Sa « copine », elle aussi est gay. Un échange de bons procédés : un alibi. Non content de feindre un comportement qui ne lui appartient pas, on peut le voir donner de l’importance à sa fausse relation sur les réseaux sociaux. Il met en scène ses photos sur Instagram. Ce jeu de rôle, Nikola l’a intégré à sa vie, au point d’élaborer un stratagème. Une double-vie. « Plus tard, j’aimerais préserver les apparences en m’installant avec ma meilleure amie. Sa petite amie et mon compagnon habiteraient avec nous. »
La première Gay pride organisée dans le pays, en 2010, a tourné à l’affrontement entre manifestants homophobes et forces de l’ordre. Les droits des homosexuels sont entravés par des obstacles politiques, bafoués par les fidèles de l’Église orthodoxe. Comme une large frange de la population, la famille de Nikola est croyante. « Ils exigent de moi que je corresponde au modèle familial dicté par la Bible », s’apitoie-t-il. L’Église considère les LGBT comme des « ennemis étrangers ».
De tels propos peuvent également être entendus dans la bouche des politiques. Les parents de Nikola, comme bien d’autres, sont sujets à cette double influence politique et religieuse. « Ils ont une vision très conservatrice de la société. Ils ne se retourneront pas sur un couple homosexuels s’ils sont hors des frontières serbes, mais ici c’est différent. » Ces parents, sexagénaires, ont connu l’éclatement de la Yougoslavie et les mouvements identitaires ethno-religieux qui s’en sont suivis. Ce sentiment d’appartenance semble les rendre, aujourd’hui, peu enclins à se défaire des mémoires archaïques. Pourtant, « dans les années 1970, sous le régime de Tito, les homosexuels étaient bien plus respectés », explique Philippe Bertinchamps, journaliste belge en Serbie.
En octobre 2017, le drapeau arc-en-ciel flotte pour la septième fois dans le ciel de la capitale, à l’occasion de la Gay pride. Nikola a décidé de s’abstenir : « Je ne veux pas y participer. Je trouve que c’est une bonne chose, mais l’ambiance est artificielle. » Selon l'éditorialiste serbe Slaviša Lekić, « bien des efforts sont à fournir dans le domaine des libertés. Lors des Gay Pride, les homosexuels sont comme des oiseaux en cage. Une cage incarnée par la police. » À l’image des années précédentes, le défilé s’est déroulé sous haute surveillance. À une différence près. La première ministre, Ana Brnabić, était présente.
C’est la première responsable politique à afficher ouvertement son homosexualité. Un geste fort, dans un pays si traditionnaliste. Nikola voit en cette nomination « un geste de séduction envers l’Union européenne», à l'heure des négociations sur l'adhésion de la Serbie, et non pas une réelle victoire pour les LGBT. Il n’est, d'ailleurs, pas convaincu par l’entrée éventuelle de son pays dans l'institution supranationale. « Pour des raisons économiques et culturelles, précise-t-il, toutefois conscient de l’espace de libertés que garantit l’UE. Mais, en matière de droits sociaux, je continue de rêver que la Serbie suive un jour le modèle choisi par la France ou l’Allemagne. » Pour le moment, c'est au Smiley bar, à l'abri des regards et derrière ces vitres opaques, que Nikola va continuer de vivre son homosexualité. En attendant une évolution des mentalités.
En 2017, la Gay pride a réuni un peu plus de 900 participants pour environ 2000 policiers.
Pour vous y rendre, de longues galeries sombres font résonner vos pas. Vous auriez beau promener votre regard sur toutes les devantures des magasins, le nom de ce lieu, lui, est passé sous silence. Dissimulé derrière des vitres opaques, camouflé par un sticker perforé, le crachat de la musique est le seul indice : le Smiley bar, au cœur de Belgrade, est le lieu de rencontre de la communauté gay depuis plus de 10 ans.
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